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"Des livres et vous", pour penser les mots et s'envoler, libres, vers d'autres temps et d'autres horizons...

Des livres et vous

Trois jours et une vie - Pierre Lemaitre

Un village perdu aux lourds secrets, un enfant disparu, un enfant assassin, soupçons et culpabilité... Les ingrédients idéaux d'un roman noir à l'humour noir sauce Lemaitre...

Trois jours et une vie - Pierre Lemaitre

4ème de couverture

"A la fin de décembre 1999, une surprenante série d'événements tragiques s'abattit sur Beauval, au premier rang desquels, bien sûr, la disparition du petit Rémi Desmedt. Dans cette région couverte de forêts, soumise à des rythmes lents, la disparition soudaine de cet enfant provoqua la stupeur et fut même considérée, par bien des habitants, comme le signe annonciateur des catastrophes à venir. Pour Antoine, qui fut au centre de ce drame, tout commença par la mort du chien."

Pierre Lemaitre, Prix Goncourt 2013 avec Au-revoir là-haut, revient ici à une brève de roman psychologique noir, où l'on retrouve son art unique d'émouvoir et de torturer son lecteur.

 

Sa peine était si grande que le soir, il ne trouva pas la force d'en parler à sa mère à qui l'événement avait de toute manière échappé. La gorge serrée, le coeur terriblement lourd, il ne cessait de revoir la scène, le fusil, la tête d'Ulysse, ses yeux surtout, la silhouette massive de M. Desmedt... Incapable de s'exprimer et même de manger, il prétexta qu'il n'était pas bien et monta dans sa chambre et pleura longtemps. D'en bas, sa mère demanda : " Ca va, Antoine ?" Il fut surpris de parvenir à articuler un "Ca va, oui !" assez clair qui suffit à Mme Courtin. Il ne s'endormit que très tard, son sommeil fut visité par des chiens morts et des fusils, il s'éveilla rompu de fatigue.

Trois jours et une vie, Pierre Lemaitre, Ed Albin Michel 2016, p.23

Image du film inspiré du roman de Pierre Lemaitre, Trois jours et une vie, de Nicolas Boukhrief

Image du film inspiré du roman de Pierre Lemaitre, Trois jours et une vie, de Nicolas Boukhrief

J'ai eu le plaisir de découvrir Pierre Lemaitre avec Au-revoir là-haut, puis Couleur de l'incendie, dont j'avais su apprécier la manière unique de mêler dramatisme et humour grinçant, ainsi qu'une documentation historique très fouillée. Si nous retrouvons ici ce même style d'écriture, nous changeons totalement de sujet pour retrouver une thématique qui lui est chère, le roman noir.

Trois jours et une vie se déroule à Beauval, petit village du Jura qui me fait penser à une toile d'araignée ; les personnages sont liés les uns aux autres, pris dans le huis-clos de cette toile collante, dont on ne peut secouer le moindre fil sans la faire trembler toute entière. L'ambiance tendue et pesante est accentuée par une météo, à la période où se déroulent les faits, peu clémente, qui n'est pas sans rappeler le "ciel bas et lourd pesant comme un couvercle" baudelairien, renforçant ainsi la sensation d'étouffement. Dans ce village perdu rongé par les ragots et la crainte du chômage, Antoine vit seul avec sa mère, un peu rigide mais à qui il s'efforce d'éviter le plus de tracas possible, qui assure par des petits boulot sa subsistance et celle de son fils ; il est un enfant torturé, un peu solitaire, "somme toute un peu dépressif, ce que l'apparition de la Play-Station de Kevin n'avait fait que renforcer" (p.17). Le monde d'Antoine tourne donc autour de sa mère, d'Ulysse, le chien des voisins, les Desmedt, et du petit Rémi Desmedt, "six ans, qui vouait à Antoine une admiration sans bornes et le suivait dès qu'il le pouvait."(p.18) Tout son univers bascule le jour où Ulysse est renversé par une voiture et que M. Desmedt, afin d'éviter les frais de vétérinaire qui auraient pu découler de l'accident, tue son chien d'un coup de fusil sous les yeux du jeune garçon. Le lendemain, Rémi suit Antoine jusqu'à la cabane que celui-ci est en train de construire dans le bois tout proche de Saint-Eustache pour y emmener Emilie, la fille dont il est amoureux. C'est alors qu'Antoine, pris d'un accès de rage d'abord dû à l'indifférence d'Emilie, puis au souvenir des circonstances de la mort d'Ulysse, déchaîne sa colère sur Rémi et le frappe violemment avec un bâton. Devant le corps inerte du petit garçon, il doit se rendre à l'évidence : il vient de le tuer. Paniqué, après avoir caché le corps de son ami dans les bois, Antoine rentre au village, où il tait son forfait, alors même que tout Beauval est déjà à la recherche du petit Rémi.

Ce roman ne peut être lu comme un roman policier, puisque dès le début du roman, nous connaissons l'assassin. En revanche, il reprend efficacement certains ingrédients du thriller psychologique : la lenteur du roman, loin de provoquer l'ennui du lecteur, maintient jusqu'au bout une tension narrative très soutenue. Le lecteur se laisse envahir par le désarroi et les angoisses d'Antoine et s'attend à chaque instant à voir le jeune garçon être accusé et traîné en prison. Et tout l'art de Pierre Lemaitre consiste alors à entretenir un suspens insoutenable alors même que l'on sait -ou croit savoir- à peu près tout ce qu'il y a à savoir. Antoine va-t-il se dénoncer ? Va-t-il être découvert? Dénoncé ? Va-t-il se découvrir lui-même ? On voit à travers ses yeux le village s'agiter, les regards suspicieux des uns sur les autres, la méchanceté faire rage, les langues se délier ; nous entrons dans la peau de cet Antoine qui doute, se contredit, effrayé, terrorisé, paranoïaque, momentanément soulagé parfois, pour retomber ensuite dans la peur et le désespoir ;  le danger est là, rôde, il y a des yeux partout... Et si quelqu'un l'avait vu ? Et si le corps de Rémi était découvert ? Et s'il avait laissé des indices ? Le piège se referme peu à peu sur Antoine, puis s'ouvre pour se refermer à nouveau... On ne sait jamais, à chaque moment d'apaisement suit un épisode de terreur, comme une vague lancinante et infinie, jusqu'au dénouement, inattendu, terrible, définitif.

Essentielle également dans le roman, la question de la culpabilité, celle de nos actes et de leurs conséquences. Le jeune Antoine, dans un accès de rage, tue involontairement son ami Rémi, six ans ; Rémi qui apparaît ici comme l'essence même de l'innocence. Et pourtant, nous pardonnons ; pourtant, l'empathie que nous ressentons envers Antoine est immense, et nous n'espérons qu'une chose : qu'il ne soit pas découvert. Pourquoi ? Parce que le poids qu'Antoine doit porter est déjà immense, parce que s'il se cache aux yeux des autres, nous savons qu'il ne peut se cacher à lui-même et que, découvert ou non, il paiera au prix fort les conséquences de son acte irréparable. Le suspens du roman repose aussi sur cette idée de la culpabilité : comment Antoine pourra-t-il vivre avec ce poids, poursuivi par le souvenir de Rémi ? Pourra-t-il jamais retrouver la sérénité ?

J'ai aussi apprécié dans ce roman l'absence de ton moralisateur ; Antoine n'est pas jugé, et est davantage perçu comme une victime que comme un assassin. L'auteur ne dit pas ce qu'il aurait fallu faire ou non, il ne juge ni l'acte, ni les décisions ultérieures d'Antoine que tout cela dépasse. Le jeune garçon est humain, terriblement humain, même dans l'horreur qu'il a fait déferler sur le village de Beauval. Il est écrasé par ce concours de circonstances qui a fait que le pire s'est produit, puis par le silence. Ce roman laisse donc de nombreuses questions en suspens, un roman presque philosophique, finalement, qui pose les problématiques de la culpabilité, du remords. Peut-on être, finalement, anéanti par la culpabilité, son propre bourreau ?

Je ne peux que conseiller aux lecteurs de voir le film, qui vient assez bien compléter la lecture. Il faut d'ailleurs croire que les descriptions de Pierre Lemaitre sont excellentes et d'une grande précision, car j'ai retrouvé dans le film les images que je m'étais construites avec une relative exactitude, ce qui m'a évité la classique déception au visionnage d'un long métrage dont on a d'abord lu le livre qui l'a inspiré.

 

Image du film inspiré du roman de Pierre Lemaitre, Trois jours et une vie, de Nicolas Boukhrief

Image du film inspiré du roman de Pierre Lemaitre, Trois jours et une vie, de Nicolas Boukhrief

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