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"Des livres et vous", pour penser les mots et s'envoler, libres, vers d'autres temps et d'autres horizons...

Des livres et vous

Quitter Madrid - Sarah Manigne

Un roman d'une grande force, concis et pudique, qui nous emmène aux portes du désespoir et de la résilience.

Quitter Madrid - Sarah Manigne

4ème de couverture

11 mars 2004. Attentats dans quatre coins de la banlieue de Madrid. Restauratrice de tableaux, Alice sort indemne mais choquée de la catastrophe qui fait près de 200 morts et des milliers de blessés. Après le drame, elle n'est plus la même : elle qui aimait tant raviver la beauté des toiles de Zurbarán trouve désormais son travail dérisoire. Même sa relation amoureuse avec Angel, chef-cuisinier venu de Colombie, est remise en cause. Loin de siens, seule avec sa blessure intime, elle vit les affres de la culpabilité des "survivants" : elle doit rentrer en France. mais comment faire quand on est incapable de sortir, incapable de prendre un avion ou un train ?

Sobre et sensible, Sarah Manigne cerne au plus près le malaise d'une victime et questionne la représentation picturale de la douleur. Jusqu'à quel point l'art console-t-il ?

Les saintes de Zurbarán, ces femmes parées, presque fardées, qui acceptaient extatiques la violence des bourreaux, je les avais aimées, et j'avais désormais envie de lacérer leur image, leur visage si lisse et si tendre. Désormais, j'avais soif de suppliciés, de brûlés vifs, de langues coupées, de jambes brisées, de membres détachés et semés aux quatre vents. Quel mérite y avait-il à affronter le mal si tout était désincarné ? Dans l'horreur qui nous avait saisis le 11 mars, nous avions hurlé, pleuré, tremblé, supplié et gémi. Depuis Atocha, j'avais le sentiment que personne ne pourrait plus jamais rien pour moi.

Quitter Madrid - Sarah Manigne, ed. Mercure de France, 2020, p.98

Quitter Madrid - Sarah Manigne

11M. Madrid, 2004. Dix bombes explosent simultanément dans la ville, dont quatre dans des trains dans la banlieue de la capitale espagnole. Dans l'un d'eux, à la gare d'Atocha, Alice, jeune restauratrice d'art passionnée par les tableaux de saintes de Zurbarán, sort physiquement indemne du drame, recouverte d'un sang qui n'est pas le sien. Comment sa passion pour l'art, qui lui semble maintenant si dérisoire, peut-elle cohabiter avec la douleur qui palpite dans son coeur et son âme meurtris ? Dans ce roman, aucun parti pris larmoyant. Si le lecteur se prend facilement d'affection pour Alice, il n'est pourtant pas facilement englouti par l'émotion. Et pourtant, c'est bien de cela dont il s'agit. De l'émotion du moment. Ou plutôt, de la non émotion. De cet état de stupeur dans lequel plongent les victimes en réaction à de tels événements, que les spécialistes nomment "stress post-traumatique"; celui qui fait que, même si les larmes coulent, comme instinctivement, les mots, eux, restent bloqués, comme les personnes tentant de sortir de ce train par une porte trop étroite pour y faufiler leur douleur et leur panique, mus par l'énergie du désespoir et leur instinct de survie, quitte à se piétiner les uns les autres.

Ce 11 mars, pour Alice, c'est toute sa vision de la vie qui se trouve bouleversée : son histoire, pourtant si belle, avec Angel qui l'aime plus que tout, et même sa relation, fusionnelle et passionnée, à l'art. Alice sembla avoir absorbé toute la violence de cette déflagration qui a dérobé tant de vies, les lumières trop vives, les odeurs de mort qu'elle porte comme un éternel fardeau et rendent insipides et dérisoires le reste du monde, l'art, l'amour, comme si la beauté avait été d'un coup effacée de la surface de la Terre.

Survit-on à cela, ou devient-on seulement un mort en sursis ? L'amour et la passion peuvent-ils encore être d'un quelconque secours et aider à tenir debout ? Quelle part d'humanité garde-t-on lorsqu'on a assisté à ce qu'il y a de plus inhumain, la volonté de destruction de ces semblables ? Sarah Manigne tente, à travers Alice, de répondre à ces questions essentielles dans un roman bref mais d'une grande force, concis et pudique, qui nous emmène aux portes du désespoir et de la résilience.

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